La fin de l'année dernière a vu s'achever une deuxième série de haiku en japonais: cela deviendra-t-il un choix esthétique automatisme pour un moment?
Ce choix d'écrire en langue étrangère n'est jamais neutre et implique des motivations particulières... Ces motivations sont intégrées, pour partie, dans la réflexion sur la composition en général et le style que l'auteur cherche à développer.
Ici, le questionnement de la langue s'opère en glissement: pourquoi composer en japonais? Pourquoi avoir appris le japonais et qu'apporte-t-il?
Les motivations d'apprentissage d'une langue restent toujours diverses et chacun en profite à sa manière.
Personnellement, je ne peux nier un certain affectif.
D'autre part, bien qu'il possède assez peu cette image là, le japonais est une belle langue, riche et musicale (elle possède un rythme agréable, et l'absence de r prononcés en adoucit le son). Si l'apprenant n'est pas convaincu de chanter sa langue, sa motivation ne durera pas longtemps.
C'est aussi une langue de la suggestion, de l'interaction et du contexte: en peu de mots, il est possible de suggérer plusieurs sens, cette richesse prenant une certaine profondeur au regard des interactions sociales (une différence de ton permet par exemple de signifier pour anata vous, tu ou un équivalent de chéri); le contexte permettant de sélection un sens plutôt q'un autre.
Elle enseigne la possibilité de signifier le plus en disant le moins: elle apprend l'économie de pensée, la soustraction en quelque sorte.
La composition en japonais amène à contrario à se demander pourquoi ne pas écrire en français.
L'utilisation du français peut apparaître insatisfaisante, frustrante, pour la composition de haïku: celle-ci est traversée de paradigmes parfois contradictoire ou, déformés de l'origine, en tout cas soumis à une vision française "retravaillée" du Japon.
Pour comprendre, le japonais s'impose donc avant de retourner au français.
La composition dans une langue étrangère reste pourtant un exercice périlleux, voir limité.
[1] Un exercice périlleux:
Les sens connotés des mots, les images qu'il véhiculent peuvent vous échapper, malgré tout l'effort qui pourrait être appliqué à la forme du poème. Ainsi, un poème "correct" du point de vue de la langue ne suscitera pas forcement les mêmes images au Japon ou en France.
Exemple d'une composition:
rainichi ya
machi no nakigoe
karasu kana
Cette inspiration m'était venue lors d'un voyage au Japon pour les fêtes de nouvel an. Composé le 29/12, il tient cependant plus du haïku d'hiver que du nouvel an.
En mettant de côté la surabondance de kireji (ya et kana), regardons son thème: heureux d'être de retour au Japon, de nombreuses sensations oubliées me revenaient en mémoire, comme les corbeaux omniprésents. Alors que nous attendions devant une gare, leurs voix s'entendaient sans que l'on puisse voir un seul oiseau. Il y avait un certain bonheur à retrouver cette sensation, ces voix des corbeaux qui habitent la ville japonaise. Je trouve également admirable les oiseaux qui s'adaptent à la vie urbaine malgré le comportement de l'homme: il y a un élément dynamique, un élan vital certain. Il m'est même arrivé de voir des familles japonaises ayant adopté un corbeau. Cette familiarité, proximité avec le corbeau (également présente dans les légendes avec le karasu tengu) semblait militer pour un aspect positif du corbeau. D'où ce poème.
Grâce à la gentillesse de Paul, j'ai pu recevoir l'appréciation d'une de ses lectrices japonaises sur cette composition: futatabi serait préférable à rainichi, trop descriptif, explicatif. Ensuite, il y aurait quelque chose de mauvaise augure, malchanceux qui se dégage de ce poème. Le corbeau serait-il finalement un symbole négatif aussi au Japon? En tout cas il suscitait une impression opposée.
[2] et parfois limité:
La composition en japonais comporte également des limites engendrant parfois des frustrations: le haïku est à la poésie, ce que le court métrage est au cinéma, un moment bref pendant lequel on raconte une histoire. Une inspiration vient, il faut la traduire en mots: le problème tient à la limite de sa connaissance de la langue. Elle nécessite des renvois constants vers son dictionnaire à la recherche de mots, de vocabulaire, ce qui fait que dans son lexique on se perd: quelle histoire déjà voulait-on raconter?
Une attention particulière portée par le haijin en herbe aux points suivants lui permettra de progresser:
[1] La maîtrise du kigo:
La composition d'un haïku de saison impose la présence d'un kigo.
Cette règle du kigo est souvent vue comme une contrainte du point de vue français: la nécessité de mettre un terme sur la nature ou la saison est une perturbation qui ampute une partie du poème d'un espace précieux et rajoute un aspect champêtre non prévu au thème souhaité.
Cependant, le kigo n'est pas une contrainte mais (a) une béquille, aide précieuse, (b) un mot qui rajoute un niveau de lecture supplémentaire et (c) dont la portée ne dénature pas le poème.
[a] A l'opposée d'une contrainte, l'insertion d'un kigo permet de compléter son poème court. Parfois viennent à l'esprit deux vers sur les trois: puiser un kigo dans la catégorie appropriée (*1) permet d'achever son poème et de le raccrocher à la saison. En sens inverse, la lecture d'un saijiki peut apporter des idées pour une composition.
[b] Le kigo amène avec lui un ensemble de références apportées par la tradition et permet d'éviter d'être explicite: par exemple, tel phénomène naturel qui existe à tout moment de l'année est le plus beau à cette saison. Son utilisation apportera une dimension supplémentaire au simple sens dénoté du mot.
Ainsi, la lune est classée, selon Ryu Yotsuya, comme un kigo d'automne, la saison où elle est la plus belle. La raison est qu'en automne l'air est sec et clair. Ce kigo enrichit donc le poème qui l'utilise d'une dimension supplémentaire (le ciel clair et sec d'automne).
Les références implicites sont également d'un autre ordre: elles créent un lien avec les compositions des poètes précédents utilisant les mêmes images. (*2)
[c] On ne le répétera jamais assez, mais la présence d'un mot de saison dans un haiku ne signifie pas qu'il soit un genre poétique champêtre. Le kigo n'est qu'un média par lequel le poète fait passer ses émotions et le raccroche au monde (il n'y a pas séparation entre le monde spirituel et naturel dans la poésie japonaise). La liberté existe dans le choix de ce mot.
[2] La maitrise du vocabulaire:
Une fois l'inspiration venue, une des grandes difficultés pour composer un haiku reste la maîtrise de son rythme (5/7/5) et l'apprenti a souvant quelques caractères en trop ou en moins pour en faire un compte exact.
Un vocabulaire élargi lui permet de trouver un terme similaire moins gourmand en more comme en composition française. Il peut également contourner cette difficulté par une bonne connaissance des lectures des kanjis, caractères sino japonais (selon les lectures le nombre de mores sera plus ou moins important).
Exemple: les amours du chat = neko no koi (5) = koi neko (4), les longues journées = hinaga (3) = nagakihi (4)
[3] Et pour l'utilisation des kireji et du bungo?
A notre époque, l'utilisation du bungo ("japonais ancien") n'est pas une obligation pour composer un haïku et demeure une latitude que conserve chaque auteur. Quelques connaissances en bungo restent cependant nécessaires pour comprendre les textes japonais des auteurs classiques (issa, bashô, etc...).
Quand aux kireji, leur utilisation n'est pas systématique: il est cependant intéressant de tenter des compositions avec et sans. L'enseignement que l'on y retire est sans doute le rapport du haïku avec la pause, le ma. Cet apprentissage est aussi utile pour la composition en français.
Compositions en Japonais:
série I: ici et là.
Série II: par là.
Et quelques grammes de senryu: là-bas.
(*1) rappel: les kigo sont divisés en saisons puis catégories (voir ici).
(*2) voir le livre de Jacqueline Pigeot relatif à des questions de poétique japonaise sur "l'imaginaire collectif (tradition/code) (p39)
Maj/Update: 28/03/2008;02/11/2008